1900 Poem by Yorgos Blanas

1900

1900

[Le 24 août 1900, Friedrich Nietzsche, après onze années de démence, mourut à Weimar. Il fut, parmi les philosophes allemands du XIXe siècle, le premier moraliste passionné, rejetant pour finir l'ordre bourgeois de la civilisation occidentale.]


Depuis que j'ai appris à distinguer le bien du mal, pierre est ma voix;
rafale de noir total, pointe du rouge, langue du peu.
J'ai parlé sang là où je devais chanter jardins.
Chanté blessures là où je devais me taire amour.
Je suis las de la force de la pensée qui connaît jusqu'à l'ignorance.
L'arbre aussi est las de ce qui dans le vent réclame l'humide pour ses feuilles.
Mais quoi? Ne donne-t-il pas son fruit?
La rivière n'est-elle pas décidée à recevoir
le volume du fruit en plein dans ses eaux troubles?
La pierre des profondeurs se fâche-t-elle devant la poussée de la feuille?
Sérénité, obligeance, amour, humilité,
quand ont-ils partagé quelque chose de rouge?
Quand le rouge a-t-il possédé tout le blanc qu'entreprend le bleu?


Depuis que j'ai appris à distinguer le bien du mal, pierre est ma voix;
audace de l'inflexible, passion du rapide, folie du soudain.
Une bouchée de dents brisées insiste à présent mon arrogance;
mon arrogance ultime:
assoiffée, empoussiérée, écroulée à distance de pluie de la fenêtre;
la fenêtre ultime:
maisons chuchotées, portes de guerre civile, chambres en guerre,
bourgeois lavés de frais avec leur nom un
par un et enfants près du cœur,
orphelins derrière l'humide nuit de leurs yeux abrupts.
Ils passent, voyagent en train, transpirent aux fenêtres
ce que jamais ils ne pensaient voir, dorment sur les sièges
ce que jamais ils ne pensaient avoir, soupçonnent
que le monde ne peut le tenir dans une main, découvrent
que dans un miroir le monde déborde, décident
que quand les mains deviennent des oiseaux, elles recherchent
le gibier ou le nid et rien de plus encourageant
que la spiritualité articulée de l'inertie.
Ils mangent, se couchent, digèrent, liés
par la corde du mal à cet à-peu-près qu'est l'être humain.


«Comment est-ce possible? » demandait l'homme encore et encore. «Comment? »
Quelqu'un avait rapporté de la buanderie
le cadavre déformé de l'enfant. Il lui offrit un mètre d'herbe.
Les gens se bousculaient bouleversés en un cercle plein d'horreur.
Les femmes hurlaient pleuraient, les hommes maudissaient.
Elle mordait rageusement ses sanglots.
La mère et sa tante tenaient chacune un bras furieux
s'efforçant de la traîner dans la maison
mais elle avait enfoncé les ongles au fond du désespoir ambiant et ne voulait plus bouger.
L'homme ne savait à qui s'imposer, où mettre de l'ordre.
Il ne gagnait rien à poser ses questions.
Il allait et venait inexistant et redisait sans cesse, machinal:
«Regarde, c'est mon fils! Mon fils! C'est mon fils! »
avalant à chaque fois un point d'interrogation coupant.


Un instant de vraie horreur humaine,
cent ans de subtilités factices ou quelques mots qui accomplissent
la seule réalité péché mortel parmi les hommes:
être agréable quand on ne peut pas tuer.
Autrement dit: écrire un poème quand on ne peut même pas écrire son propre nom,
sans sous-entendre de quoi nuire à soi-même ou aux autres.
La musique, à son tour, décisivement évite
le mélodrame traditionnel,
elle fait feu de nouveaux échos colorés, de nouveaux tissus harmoniques, mais vers où?
Si l'unité des arts dans une seule imagination créatrice
nécessite des milliers de cadavres sur scène,
sous la scène quelle modernité agonise?
Peut-être la peinture?
On peut supposer la présence d'une coupable absolument expressive
pour entretenir le soupçon d'une innocence fondamentale ou initiale,
qui doit, quoi qu'il en soit, à l'origine du peintre.
Quant à l'appartenance du spectateur
nous connaissons seulement l'alliance d'un volume certain
qui définit et s'impose à l'espace, aidé par la lumière,
le contour dynamique, la méthode d'équilibrage de la composition
par des contrepoints soulignés, le rythme du récit,
la force de la couleur, la pose des ombres...


Non, je n'ai jamais voyagé en train vers l'Herzégovine,
pour faire allusion à tant de réalité.


C'est arrivé pendant l'hiver 1876 à Sorrente.
Quelques mois plus tôt, j'empoussiérais mes pieds dans le silence d'un chemin de terre.
Devant moi, la rivière et une rangée de peupliers.
Si mes vêtements n'étaient pas aussi différents,
on pourrait me reprocher ces crinières imprévues
insolentes naguère aux moissons dans des champs guère insignifiants
— quand on pense que les montagnes ont imposé à cet endroit
un exil plein de sable et de sel.
«Ces fleurs des champs sont belles», me suis-je dit en m'arrêtant.
Je parlais d'une touffe de marguerites qui poussaient en bas sur la berge.
«Tu les veux pour ta tombe? Je les ramasse», ai-je murmuré.
Je suis descendu prudemment. Me suis enfoncé sous les acacias et l'on ne me voyait plus.
Depuis la route en haut, j'entendais le bruit des branches que je brisais.
Puis un froissement, un clapotis.
Derrière les acacias épais j'ai levé la tête en souriant.
J'étais donné à l'eau jusqu'aux chevilles.
«J'ai glissé sur l'herbe mouillée», ai-je dit. «Donne-moi la main.»
«Je devrais te laisser crever là! » ai-je crié.
Je suis descendu avec peine.
Mon regard s'efforçait de distinguer l'instant où j'avais oublié
comment on oublie tout ce qui est accompli, se niant lui-même,
décidé à se laisser mener très vite vers la disparition, et je suis tombé sur l'hiver. On entendait la nuit le vent de neige gratter furieusement ses oreilles d'argile;
il murmurait jurait pleurnichait:
dans quelles conditions les humains avaient-ils inventé le dessous d'un toit.
Au fond, ce que j'abritais jusqu'alors dans mon cœur
était bien plus coupant que certains cristaux peu sûrs à la fenêtre.
Mais le froid n'était pas décidé du tout et moi pensif jusqu'à l'engelure.
À quoi suis-je arrivé? Les Non et les Oui, les Si et les Mais
sortent de nous comme des plantes printanières:
rudement audacieuses, assez obstinées, singulièrement agressives;
ils jauniront l'heure venue, prosternés devant l'impassibilité du buisson
et le soleil ne saura pas ce qu'il demande d'ombre à la montagne,
le faucon de bassesse à la terre,
le vent de persistance à la pierre.
La vie n'est pas ce que nous pouvons espérer de plus vert,
même si sûrement c'est le plus humide.
Qui a soif ne se noie pas.


Bobards!
Trente siècles de vie spirituelle
pour une affaire malheureuse, miteuse, déplumée, pouilleuse
s'appliquant machinalement à planter une primitive puanteur.
Si elle pouvait du moins s'avérer feuillue
on pourrait pendant cent ans après les cent ans qui viennent
mettre en valeur son engrais dans une ultrascience
volante, sans qu'on le paye à son nez:
deux ailes élégantes et un Descartes invisible entre elles
ou sans aucun Descartes, pourvu que Signorelli soit assez commercial.
Il n'est pas nécessaire que l'accroissement des pluies joue son rôle,
que toute l'Europe soit ravagée par des inondations terribles
dévastant les récoltes, provoquant une très longue famine,
une famine meurtrière, trois ans à manger les graines de blé,
des rats des chats des chiens, le désespoir lui-même,
enterrant en six mois un dixième de la population,
dansant la mort noire entre nos jambes
et chantant la mort noire derrière nos halètements,
annihilant tout espoir de redressement complet l'année suivante.
Aucune proue ne fendra lentement une saison de banquets
dans des eaux réveillées de leur adolescence carnivore
aux seins tendres comme des fruits aux fruits tendres comme des flancs
Enfin! Ce massacre qu'est l'homme n'est pas un massacre,
c'est un homme.


«Pas un geste! » a crié un uniforme noir.
«Je t'accuse du meurtre de cet enfant.»
La bande s'est jetée sur lui. Les coups pleuvaient.
Il a glissé, une fois tombé ils l'ont bourré de coups de pied.
Puis l'ont relevé, ont tenté de l'attirer
vers les acacias épais, où ils pourraient
l'achever sans pitié à moi.
En fait c'était une composition à l'équilibre parfait:
une humanité qui livre un combat héroïque
pour se délivrer de la matière et du mal.
Un certain raffinement dans la façon dont les formes revendiquent
l'exclusivité du regard, demeurant en suspens
entre thème et couleur,
ainsi que le décor névrotique,
ne font que rendre le résultat plus normal
— quant aux facilités de transmission.


Non, je n'ai jamais voyagé en train vers l'Herzégovine,
pour faire allusion à tant de réalité.


À Sorrente cet hiver-là,
mes rêves témoignaient d'une absurdité
qui coupe le souffle de ses enjambées boueuses.
Et pourtant j'ai tenté quelque chose de blanc nécessairement.
Quelque chose d'humain, trop humain.
Un profond soupçon, ses conséquences;
un grand froid absolu, sa différence;
une sorte d'art du soupçon, de l'interrogation,
une sorte de piège pour chacals qui se défendent comme des oiseaux imprudents.


Eh bien? Qui supporterait un siècle de civilisation humaine,
sans reprendre un souffle de sang?


Aux purs tout est pur, dit le peuple.
Moi je dis: à la boue tout est boue. Il pleut.


(Traduction - Michel Volkovitch)

Tuesday, January 10, 2017
Topic(s) of this poem: century,history,philosophy
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