Descartes Est Malade Poem by Yorgos Blanas

Descartes Est Malade

DESCARTES EST MALADE

[En Suède où il donnait des leçons de philosophie à la reine Christine, René Descartes tomba malade. La reine, qui ne supportait pas les retards, lui envoya son propre médecin. Descartes le reçut de mauvaise grâce, considérant que ce refroidissement, qui allait lui coûter la vie, n'était qu'une occasion de dormir plus longtemps. Le médecin énumérant une série de conseils, il fut pris de fureur et le rabroua: ]


Prends en pitié enfin, l'ami, le sang indolent du philosophe!
Quel rêve t'a fait te ramener ici aux aurores,
avec ta moitié de savoir toute brumeuse,
prête à se jeter dans le précipice ivre de ton nez?
Quelle mauvaise habitude!
Où est l'autre moitié? Elle dort encore?
Pourquoi ne l'as-tu pas traînée elle aussi, ensommeillée
dans ce trou boueux que vous appelez le jour?


Fichu sale temps;
pour faire un pas, il faut finir trempé.
Et cette montagne là-bas au fond...
Quelle est cette couleur, et cette forme?
Une bête énorme et flasque, fille d'une méduse et d'un rat.
À moins que vous n'ayez pas de montagne par ici?
Pas si vite!
Plus j'y pense, il y a peut-être une montagne
dont l'heure n'est pas encore venue de fleurir.
Beaucoup de rouille sur le linge, l'ami!
File donc! Ce n'est rien; je me lève tard, de toute façon.
À de telles heures, la philosophie devient une petite mort,
que mouille la neige par quoi est reportée la vérité blâmable
d'une nuit noyée dans l'alcool et la pisse;
je l'ai aimée, figure-toi, cette neige:
une lueur presque nulle ou du moins inexplicable
qui me rappelle qu'en naissant ce que je vis d'abord fut la lumière;
une lumière — comme nous tous, plus ou moins — source la plus proche
d'un animal né assoiffé de nuit (on ne sait comment, on ne sait pourquoi) .
Lorsqu'on peut passer une journée au soleil près de la mer
on est moins dangereux pour soi-même. Écoute ce que je te dis...


Je sais, il est vain de discuter ainsi
avec des gens absolument certains de leur valeur.
La tendresse des mythes n'a rien à voir avec la vérité.
La science nous fait cadeau de ce jardin illuminé
que souille la puanteur sévère de tes arguments, bien qu'elle cache
la haine des arbres qu'aurait un buisson.
La science! Et la vertu? La beauté? La sagesse?
Elles ne sont qu'orgueil et parricide?


Bon, bon, ne te fâche pas!
Nous pouvons voir maintenant une mer là où elle existe,
une montagne là où elle existe; surtout là où elle existe.
Le progrès est une question de temps. Pour l'heure,
ta maîtresse cherche le Paradis dans les émotions fortes.
Elle a besoin d'un mâle musclé, et de quelques spasmes réussis.
Il lui faudra souffrir en quelque sorte la pointe douloureuse
d'un corps voué ici au dehors.
Accepte donc de vagues honneurs et la richesse.
Nous avons tous nos limites. Je ne sais si tu me comprends...


Ne te hâte pas de rentrer chez toi. Je plaisante, mon vieux!
Un homme indisposé ne peut-il
s'abandonner à la chaleur des métaphores?
Doit-il agoniser pour que lui plaisent les poètes grecs lyriques?


Allez, fais ton rapport le plus sèchement possible.
Justifie-toi, disant que j'ai ignoré tes conseils.
Surtout ne te presse pas. Je serai là demain aussi. Où irais-je?
Ya-t-il plus au-dehors que le dehors où nous vivons?



(Traduction - Michel Volkovitch)

Tuesday, January 10, 2017
Topic(s) of this poem: philosophy
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