Il Faut Relire Benjamin Constant Poem by Marcel Aouizerate

Il Faut Relire Benjamin Constant

La science politique affiche en son nom une ambition rarement atteinte: il paraît évident, après quelque acclimatation au sujet, qu’elle s’est souvent contentée d’émettre des opinions plutôt que de produire des résultats. Ce serait d’ailleurs lui faire un bien mauvais procès que d’exiger qu’elle se conforme aux standards scientifiques de la falsifiabilité: elle n’accède jamais qu’aux expériences que la Providence daigne lui fournir; les temps grandioses des expérimentations sociales à l’échelle sont révolus, et c’est tant mieux. Pourtant il est un domaine où son propos se rapproche des énoncés les plus rigoureux: la science politique n’est jamais aussi convaincante que lorsqu’elle pose les conditions de l’absence de tyrannie.

Je prétends que nous avons atteint en Occident, sur ce point précis, un consensus viscéral, qu’aucune mesure de relativisme culturel ne puisse remettre en cause. Je prétends aussi que cet accord intime sur l’essentiel de ce qui nous éloigne au plus de la tyrannie, connaît, et du fait de l’évolution des techniques, son défi le plus sérieux depuis plus d’un demi-siècle. Au risque d’être contredit par plus érudit, je distinguerai entre deux types de conditions, celles qui relèvent des procédures sociales, et celles qui relèvent de l’individualité.

Les premières sont bien connues, il s’agit du droit de vote et de la séparation des pouvoirs. Quiconque se bat contre la tyrannie, combat au premier chef pour disposer de son suffrage, et de l’exercice de celui ci de la façon la plus étendue. Pour peu qu’il ait eu gain de cause, l’économie de son combat s’affirme ensuite à travers exigence d’un pouvoir judiciaire indépendant du pouvoir exécutif, lui même indépendant du pouvoir législatif. Ces idées ne sont pas nouvelles. Elles rassemblent dans une même catégorie les notions antiques de démocratie et les avancées des Lumières sur l’organisation de la cité, celles qui trouveront leur formalisation la plus cristalline avec Montesquieu. Certains noteraient ici que de telles conditions n’ont pas d’autre objet que de permettre à toute décision d’être renversée, en d’autres termes, il s’agit d’éviter l’irréversibilité des choix collectifs.

Avant d’évoquer l’autre type de conditions, je remarquerai que l’élection d’un pouvoir exécutif lui même contraint par une assemblée librement élue, permettait, pour bien des observateurs, de garantir a priori le caractère libéral des révolutions Arabes. Il n’en fut rien, et cela suffit à démontrer que de telles prémisses ne sont en aucun cas suffisantes à l’absence de tyrannie, fut-elle démocratiquement élue et respectueuse de la séparation des pouvoirs.

Ainsi, d’autres conditions, plus intimes, plus individuelles, sont nécessaires. Il est frappant de constater qu’elles furent articulées par Benjamin Constant, en réaction horrifiée à la trahison massive des idéaux de la Révolution Française lors de la Terreur (à ma connaissance, la première instance du « plus jamais ça! » dans l’histoire) . Constant écrit en particulier: « il y a au contraire une partie de l’existence qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. »[1]. Plus loin il énumérera ces droits 'personnels', et nous en reconnaissons le visage: la liberté individuelle dans les limites du tort à autrui, la liberté d’opinion et la garantie contre l’arbitraire. Cependant, aucune énumération ne pourrait épuiser le principe ici posé d’une limite aux pouvoirs de la société sur l’individu: Constant est l’un des premiers à affirmer la nécessité d’une intériorité inviolable et à jamais acquise au citoyen (concept que l’école libérale des droits civils déclinera notamment en ce plus familier droit à la vie privée) . D'autres pourront remarquer ici que la finalité de ce noyau de droits n'est pas d'organiser la réversibilité d'actes collectifs mais plutôt d'éviter qu'ils soient commis en premier lieu.

Car pour Benjamin Constant, le pouvoir peut résider dans les mains du peuple ou dans celles d’un individu, cela ne change rien à sa nocivité potentielle: il faut qu’il soit limité de manière intrinsèque. J’ai d’ailleurs pour ma part de ce fait mieux saisi pourquoi les Printemps Arabes furent suivis de révolutions non moins exaltées, lorsque les assemblées renouvellées décidèrent de retirer aux individus leurs droits fondamentaux au motif de l’établissement de règles religieuses. Benjamin Constant nous prévient, et cela fait la force du principe libéral, que le vainqueur, dans une démocratie qui souhaite conserver son objet, n’aura jamais tous pouvoirs sur le vaincu: les deux participent à un objet social qui à la fois les dépasse et les protège l’un contre l’autre.

C’est sur l’idée d’intériorité – de vie privée – que je finirai cette réflexion en retournant une partie de l’interrogation envers nous mêmes. Je ne pense pas que l’élargissement exponentiel du domaine de la surveillance, au motif de notre sécurité, soit une évolution anodine. Il n’est pas acceptable qu’Eric Schmidt nous dise que si nous avons quelque chose à cacher, peut-être ne devrions nous nous abstenir de l’acte [2] ou que Vinton Cerf désigne comme une anomalie historique l’existence de la vie privée [3]. Il n’est pas inoffensif que la NSA ou la DGSE puissent tout savoir, à tout moment, de tout un chacun.

Sans doute devrions nous nous arrêter sur cet état de fait, non pas en admettant qu’une simple procédure d’équilibre des pouvoirs entre la branche exécutive et judiciaire suffirait à régler cette affaire, mais plutôt en interrogeant si, au rang des principes, nous ne sacrifions pas sur l’autel de la sécurité immédiate, l’intégrité future de nos démocraties libérales.

Si l’on accorde un tant soit peu de valeur aux résultats finalement acquis des sciences politiques, dont Constant aura été un des artisans les plus pertinents, je crois qu’il est important que l’homme puisse être secret, si il veut rester libre.

[1] Principes de politique, Benjamin Constant
[2] “If you have something that you don’t want anyone to know, maybe you shouldn’t be doing it in the first place.' Eric Schmidt,3 décembre 2009
[3] 'Privacy may actually be an anomaly' Vinton Cerf,20 novembre 2013

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