STUDIO EN HIVER Poem by ISMAÏL KADARÉ

STUDIO EN HIVER

1.

Cheveux roidis par le gel,
frigorifiée, comme sortie
du cœur de l'hiver,
tes pas t'ont ramenée ici,
rapportant du dehors
le fabuleux trésor
d'une poignée de glaçons.

Que tu tenais à ta façon
de l'hiver, impossible de le nier :
mêmes reflets pâles, mystérieux...
Les grains d'eau solidifiée
dans ta main fondaient peu à peu.

De même, chacun de tes mots
se transformait en sanglot
pour mieux se condenser plus tard
dans le frigo de la mémoire.

2.

Après ton départ, j'ai cherché refuge et repli
auprès de la bibliothèque aux blancs rayonnages.
De l'ombre, la vision de Hamlet a surgi
pour s'évanouir aussitôt, inutile personnage.

Puis Joyce à son tour a voulu
me prêter son délire babélique :
La nuit est un langage oblique,
j'veux bien t'passer l'mot, vois-tu...

Quelles romances d'amants séparés,
quels souvenirs feuilleter au hasard?
Dans un coin chuchotent, mi-égarés,
Zelda et Scott Fitzgerald.

Je vais plus avant parmi
les rayons. Pour cette fois,
Maïakovski, pardonne-moi;
pardonne-moi, Lily Brik, toi aussi.

Je passe lentement devant chaque étagère.
Qui aimerais-je ressusciter?
Interroger Dante sur l'enfer?
Mais que n'a-t-il explicité?

Au vieil Eschyle peut-être est-il plus indiqué
de poser une question banale, en toute naïveté :
Ne valaient-elles pas mieux, tes tragédies perdues,
que celles qui ont survécu ?

Plus loin encore, à gestes lents
j'explore les couvre-livres verts, blancs.
Voici Pouchkine : pour ce qui te concerne,
parle-moi donc d'Anna Kern!

Raconte-moi comme elle est venue, toute blême
Avec ses cheveux constellés de blancs glaçons,
Et redis-moi comment leur façon
de fondre en larmes a pu les muer en diadème!

Raconte-moi aussi comment, libre sous la terre noire,
Le poète passe ses jours et ses nuits sans fin
Là où n'arrive pas la gloire
Et où la honte non plus ne parvient.

3.

Tel le Juif à une autre foi converti,
en grêle s'est soudain changée la pluie.

Quand l'hiver aux carreaux vient frapper, ce sont tes pas
que j'entends, même si je sais que tu ne reviendras pas.

Que tu épouses les apparences de la musique, du deuil ou de la croix,
je te reconnaîtrai et volerai vers toi.

Et comme celui qui de l'huître sait extraire le trésor,
je t'arracherai à la musique ou à la croix ou à la mort.

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